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Kersten demeura quelques instants immobile et pensif. Puis il se dirigea vers sa maison. Mais, parvenu au seuil, il s’en détourna. Le docteur avait besoin d’alléger, d’aérer les émotions dont la nuit écoulée avait chargé ses nerfs.
Il faisait clair maintenant et la brise de l’aube était tombée. Lentement, lourdement, Kersten s’en alla à travers son domaine, dans une promenade qui était un adieu.
Il regarda les grands bois centenaires qui s’étendaient sur des kilomètres, les champs, les vergers qu’avait soignés son père, le vieil agronome noueux. Il caressa le museau d’une vache, les naseaux d’un cheval, orgueil de sa femme, Irmgard. Il écouta caqueter la basse-cour à son réveil.
Enfin il marcha vers sa maison. Là étaient nés ses fils et il avait pensé que les fils de ses fils y naîtraient également. La maison, comme les terres et les arbres, déjà, ne lui appartenait plus.
À l’intérieur, dans la grande salle, il n’y avait personne. Élisabeth Lube, Masur et Brandt étaient allés se coucher. Seules, dans la haute cheminée, vivaient des flammes.
Kersten tira un bon vieux fauteuil devant le feu et s’assit. Là, dans un demi-songe, sa vie déroula ses images, devant ses yeux à moitié clos.
Il aperçut un jeune homme en uniforme de soldat finnois… un sous-lieutenant sur des béquilles… un étudiant en massage. Le docteur Kô… Le prince Henri des Pays-Bas… Auguste Diehn… Auguste Rosterg… Himmler enfin…
Et des pensées, comme en rêve, glissaient : « Dans cette maison, se disait Kersten, sans que je l’aie prévu, sans que je l’aie voulu, s’est écrit un fragment de l’histoire des hommes. Quoi qu’il arrive, je ne puis qu’être reconnaissant au sort d’avoir fait de mes mains la chance de tant de malheureux. »
Le docteur se leva lentement, lourdement. Enfin il pouvait dormir.
Puis il fit son dernier repas à Hartzwalde en compagnie d’Élisabeth Lube, de Masur et de Brandt. Ce dernier promit au docteur que toutes les promesses de Himmler seraient tenues par ses soins et que, une fois de plus, il ajouterait tous les noms qu’il pourrait sur les listes marquées au sceau du Reichsführer.
Le déjeuner achevé, Brandt[14] remit à Kersten un sauf-conduit pour lui, Élisabeth Lube et Masur.
Une voiture militaire aux insignes S.S. vint les chercher et les mena à Tempelhof. On y entendait nettement les canons russes.
Quand l’avion eut décollé sous cet accompagnement et pris de l’altitude, Kersten se renversa sur son siège, ferma les yeux et, un instant, songea à l’avenir.
Toute sa fortune consistait en quatre cent cinquante couronnes suédoises. Il avait trois enfants à élever. La cinquantaine n’était pas loin. Mais il se sentait en paix avec le monde et lui-même. Et ses instruments de travail lui restaient : ses mains.
Travail qui, désormais, ne relevait plus de l’Histoire et de ses atrocités. Patient, bienfaisant, modeste. Tel qu’il l’avait toujours voulu et aimé.
L’empire des fous furieux, qu’il avait été amené à combattre peu à peu, et comme malgré lui, miracle après miracle, appartenait au passé.
Kersten soupira d’aise, appuya contre la courbe de son estomac ses doigts et ses paumes qui avaient été ses seules armes. Et ne fut plus qu’un gros homme qui dormait, les mains croisées sur le ventre.
Versailles 1959.